Marseille, ton univers impitoyable

Le calme avant la tempête

Bruno M a 25 ans au moment des faits. Il est né à Marseille de parents travailleurs d’origine modeste. Il grandit dans les quartiers nord, dans une famille soudée ; bien que ses deux parents travaillent beaucoup, il ne manque pas d’amour ni d’éducation, car ses grands-parents paternels, d’origine italienne, prennent la relève lorsqu’ils ne sont pas là. Les premières années de sa vie se passent sans histoires, jusqu’en 2008. Bruno M a 12 ans, il rentre chez lui un soir et s’attend à retrouver son père car il ne travaillait pas ce jour-là, mais il n’y a personne. Sa mère lui explique que son père a dû s’absenter quelques temps pour son travail, ce qui n’inquiète pas le jeune garçon car ça lui arrive régulièrement. Sauf que cette fois, l’absence se prolonge, et l’enfant se pose des questions. Il apprendra par les rumeurs qui courent dans le quartier que son père est en fait en prison, et qu’il risque une lourde peine pour actes de torture et de barbarie sur l’amant de sa femme. Bruno M apprend donc d’un seul coup, par des étrangers, qu’il a une mère adultère et un père criminel. Le choc est, on l’imagine, énorme.

A la barre au premier jour de son procès, Bruno M parlera de cette période avec émotion. « Je n’ai pas compris pourquoi on m’avait menti. » Sans doute pour le protéger, mais le mensonge n’est jamais la solution. Bruno M parle de ce père qui était un modèle pour lui : « Il m’apprenait la vie, on parlait de tout. » Bruno enseigne à son fils des valeurs comme l’importance de la famille et du travail. « Quand j’étais petit, je lui disais [à son père] que je voulais être avocat ou notaire. Je voulais un bon métier. » On notera l’ironie de dire qu’on voulait devenir avocat depuis le box des accusés dans une Cour d’Assise… Le père érigé en héros sera condamné à treize ans de prison pour son crime, et en effectuera huit. Huit ans pendant lesquels le jeune Bruno M passera son adolescence à culpabiliser d’être une charge pour sa mère, qui se démène seule pour faire vivre sa famille. Il pense qu’en tant que fils ainé, il devrait reprendre le rôle d’homme de la famille et soulager sa mère, même si évidemment à son âge, son seul rôle était de continuer à aller au collège et à bien travailler pour réussir plus tard.

Malgré les efforts de sa mère et de ses grands-parents, il finira par décrocher. Il va de moins en moins en cours, il traine dans la rue avec d’autres gamins du quartier et commence à fumer du cannabis. Un cousin de Bruno M dira : « Marseille, c’est une ville qui prend les gamins pour les élever ou pour les égarer. » Dans le cas du jeune homme, malheureusement, c’est la deuxième option qui a prévalu.

La dérive

Ce qui est assez extraordinaire dans le parcours criminel de Bruno M, et qui a été relevé par plusieurs personnes lors de son procès, c’est qu’il a commencé tard, et fort. Il est en effet classique de voir un jeune tomber tôt dans la délinquance et commettre des délits mineurs, avant qu’il y ait (dans certains cas) une montée en puissance qui peut mener au crime. Mais Bruno M n’a commis aucun crime ni délit avant l’âge de 18 ans. Certes il fumait de l’herbe et trainait dehors au lieu d’aller à l’école, mais ni les services sociaux ni les forces de l’ordre ni la justice n’avaient eu à faire à lui. Il était calme, et rien en apparence ne laissait présager la dérive à venir. Et pourtant, dès sa majorité, il s’embarque dans un braquage avec armes pour dérober de la drogue chez un trafiquant. Une folie, quand on sait à quel point ce milieu peut être impitoyable. Il sera arrêté et condamné pour ces faits, qui marqueront le début fracassant de son parcours criminel.

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De fait, Bruno M a passé la quasi-totalité de sa vie d’adulte en prison, pour des affaires liées au trafic de drogue : saisie de stupéfiants, d’armes blanches (qui semblent être ses armes de prédilection et dont il ne se sépare vraisemblablement jamais), violence, vols, etc. Quand on lui demande pourquoi il se promène souvent avec un couteau sur lui, il répond « Parce qu’ici [à Marseille] tout le monde en a un », puis d’ajouter nonchalamment « A Marseille, y a des gens qui meurent pour rien. C’est comme ça. » Si cette nonchalance peut surprendre, elle peut avoir plusieurs explications : soit il pense vraiment que c’est une fatalité et ça ne lui fait pas grand-chose, soit il ‘fait le dur’ parce qu’il évolue dans un milieu impitoyable et qu’il n’a pas d’autre choix pour survivre. De fait, l’impact psychologique de sa vie de bandit transparait en filigrane pendant tout le procès, et peut donner des clés pour comprendre son passage à l’acte le soir du 24 juillet 2021.

Le guerrier

L’une des choses qui m’ont frappée pendant le procès, c’est la récurrence de l’utilisation de l’imagerie guerrière par Bruno M et sa famille. Lors de son témoignage à la barre, sa mère déclare « Il y avait un enfant de 9 ans avec nous [le soir des faits], on n’était pas parti pour faire la guerre ». Son père, lui, déclare : « J’ai été à l’armée et ce soir-là j’ai eu plus peur que quand des bombes tombaient à 30 mètres de moi. » Mais c’est à Bruno M lui-même que revient la palme de la déclaration la plus percutante dans le registre : « Marseille c’est pas tout beau tout rose, on a l’impression que tout le monde vous voit comme une proie. […] Quand je suis arrivé en Haute-Savoie, j’avais l’impression de rentrer de la guerre. » Le jeune homme se présente donc comme une sorte de Rambo contemporain, un vétéran incompris qui se croit ‘chassé’ et qui est prêt à tout pour se défendre contre ses ennemis désignés.

Ainsi, il répètera à plusieurs reprises qu’il a agi ce soir-là par peur et pour défendre sa famille. Il dit qu’il n’a pas eu de chance, qu’il s’est trouvé au mauvais endroit au mauvais moment ; et quand l’Avocat Général lui demande si ce ne sont pas plutôt les victimes qui devraient dire ça, il répond « Non puisque c’est moi qui me suis fait agresser en premier. » Son père abonde dans son sens et déclare « Heureusement que mon fils était là ce soir-là car sinon on serait peut-être tous morts. […] S’il n’avait pas fait ce qu’il a fait on serait peut-être tous morts. » Sa sœur déclarera également être contente que son frère ait été là le soir du drame, car elle eu « peur pour [sa] famille ». Ce sentiment omniprésent de peur et d’insécurité dans cette famille est troublant. Ils ont du mal à être éloignés les uns des autres et érigent leur famille en dogme.

Mais il est vrai que cette famille a résisté à bien des tempêtes. Il y a d’abord eu la liaison adultère de la mère, suivie du crime du père ; chaque élément en soi aurait pu être un motif d’éclatement de la famille, mais non ! Ni l’infidélité ni la prison n’auront eu raison du couple Bruno/Madeleine, qui ont même fait un troisième enfant pendant la détention de monsieur… Puis il y a eu les déboires judiciaires de leur fils ainé, mais au lieu de créer des tensions ou une déconnexion au sein de la famille, ils ont fait bloc autour de lui et ont même décidé de partir de Marseille tous ensemble et de s’installer en Haute-Savoie, pour lui permettre de prendre un nouveau départ. Enfin, il y a eu l’affaire de la fête foraine, dans laquelle Bruno le père a été condamné à trois ans et demi de prison ferme en Suisse (et la mère à six mois avec sursis). Des années pendant lesquelles le père et le fils ainé étaient enfermés chacun de leur côté et sans voir les autres, et pourtant, aux Assises, c’est une famille plus unie que jamais qui s’est présentée. Est-ce lié aux origines siciliennes du père, ou aux profondes croyances religieuses de la mère – ou peut-être aux deux ? En tout cas, on ne peut pas leur reprocher de ne pas se soutenir dans les moments difficiles…

Mais il y sans doute une autre raison à ce sentiment permanent d’insécurité chez les M. Deux évènements qui sont intervenus à quelques années d’intervalle et qui ont traumatisé la famille, à tel point qu’ils n’arrivent toujours pas à en parler, mais qui peuvent expliquer bien des choses sur Bruno M et sa folie meurtrière le soir du 24 juillet 2021.

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