Les miraculés
Bruno M
Retour en 2017. Bruno M a 21 ans et il trempe dans le milieu du trafic de drogue marseillais. Le braquage au cours duquel il a dérobé de la drogue à des trafiquants lui a attiré des ennemis que personne n’aimerait avoir. Et le soir du réveillon du Nouvel An, alors qu’il se trouve dans sa voiture avec sa compagne de l’époque, il est sauvagement agressé. On lui tire dessus et lorsqu’il essaie de s’enfuir, on le rattrape et on le poignarde, le laissant pour mort. Le jeune homme gardera de nombreuses séquelles physiques de cette agression. Il dira notamment : « Je voudrais me faire des tatouages, mais j’ai tellement de cicatrices sur le corps que ce n’est pas possible. »

Trois ans plus tard, au printemps 2021, nouvelle agression. Alors qu’il sort de chez lui, il se fait violemment percuter et écraser par une voiture qui prend ensuite la fuite à toute vitesse. Bruno M est inconscient sur le bitume, il ne se réveillera qu’à l’hôpital où il devra rester plusieurs semaines pour se remettre de ses blessures. Il n’y a pas de doute sur le fait qu’il ne s’agissait pas d’un accident mais d’une attaque délibérée. Pourtant, Bruno M refusera de porter plainte, comme pour sa première agression. Quand la Présidente lui demandera pourquoi, il refusera de répondre, mettant en évidence le fait qu’il s’agissait de représailles, que le jeune homme en était bien conscient et qu’il ne voulait pas s’attirer plus d’ennuis en allant voir la police.
Du haut de ses 25 ans, Bruno M a donc déjà survécu à deux tentatives de meurtre. Au-delà des séquelles physiques, on peut imaginer qu’il y ait également des séquelles psychologiques comme un syndrome de stress post-traumatique, qui pourrait expliquer son sentiment de peur constant, le fait qu’il soit sans cesse sur ses gardes et qu’il voit le danger partout, ce qui pourrait expliquer ses attaques le soir de la fête foraine. Mais comme on le verra plus loin, les analyses psychologique et psychiatrique du jeune homme ne démontrent pas cela si clairement.
Nouveau saut dans le temps, quelques mois plus tard. Aux Hôpitaux Universitaires de Genève, dans la nuit du 24 juillet 2021, les trois victimes de Bruno M se battent contre la mort. Le rapport du médecin légiste qui a examiné les trois hommes est horrifiant.
Théo
Théo a reçu un coup de couteau dans le cœur. Il présente une plaie de 2.2cm de large et au moins 3.6cm de profondeur dans la partie gauche du thorax. Il est pris en charge à l’hôpital en urgence absolue car du sang se déverse rapidement autour de ses poumons – les chirurgiens en ponctionneront trois litres en tout. Les examens montreront que la lame est passée entre deux côtes et a tranché le ventricule gauche, ne laissant que deux petits millimètres de paroi intacte. Deux millimètres qui lui ont sauvé la vie, car si le ventricule avait été complètement tranché, son sang se serait échappé rapidement depuis son cœur et il serait mort en moins d’une minute. Aujourd’hui, Théo ne peut plus faire de sport de manière intensive, car il présente un risque accru de faire un arrêt cardiaque. Il a à peine 25 ans.
Anthony
Anthony a reçu un coup de couteau dans le rein gauche, le blessant à l’artère. Il présente une plaie de 2cm de large et plusieurs centimètres de profondeur (il est difficile de déterminer combien exactement). Il est en état de choc hémorragique profond, qui est défini par « une insuffisance circulatoire aiguë, caractérisée par un transport d’oxygène insuffisant pour assurer l’oxygénation tissulaire, et qui peut mener à une défaillance d’organe si le patient n’est pas pris en charge très rapidement. »[1] L’état de choc hémorragique est donc une urgence vitale. Quand il arrive à l’hôpital, Anthony est pâle et transpirant, et son pouls et sa tension artérielle sont faibles, ce qui n’est pas bon signe.
Environ cinq litres de sang se sont déversés dans son abdomen, ce qui correspond à peu près à la quantité de sang présente dans le corps d’un homme adulte. Il est inopérable sur le moment tant il est faible. Les chirurgiens pratiqueront sur lui ce qu’ils appellent une « opération de damage control » (contrôle des dégâts en français), c’est à dire qu’ils vont ouvrir son abdomen, arrêter le saignement à l’aide de compresses tout en transfusant du sang et des produits sanguins, et attendre que le patient se stabilise pour pouvoir l’opérer – ce qui n’est pas garanti. D’ailleurs, Anthony a fait un arrêt cardiaque et est techniquement décédé pendant quelques minutes au cours de la nuit. Mais ce n’était pas son heure, et il s’est accroché pour survivre, permettant aux chirurgiens d’intervenir le lendemain.
Anthony n’a pas perdu l’usage du rein touché, bien que celui-ci ait été très endommagé. En revanche, il a une cicatrice de 21cm le long du thorax et de l’abdomen, qui le fait encore souffrir et lui rappelle chaque jour à quel point il est passé près de la mort.
[1] Source : Revue Médicale Suisse, 13 août 2014. https://www.revmed.ch/revue-medicale-suisse/2014/revue-medicale-suisse-438/choc-hemorragique

Dylan
Dylan est arrivé conscient à l’hôpital, mais il a été admis en urgence absolue car il était pâle, son rythme cardiaque élevé, et il vomissait du sang. Dans l’ambulance qui le conduisait aux urgences, le médecin a tout fait pour qu’il reste conscient, mais il savait que c’était grave. « Est-ce que je vais vivre ? » lui demande le jeune homme. « On va faire au mieux », lui répond le médecin, le visage fermé. Il a reçu deux coups de couteau, un dans la cuisse et l’autre dans l’abdomen. Celui dans la cuisse n’a pas causé de dommages vitaux, mais celui dans l’abdomen a transpercé son estomac et lacéré son foie et la veine porte. Lui aussi est en état de choc hémorragique, il a perdu deux litres de sang et il doit être opéré en urgence. Les chirurgiens devront lui enlever une partie de l’estomac, trop abimée. Avant d’entrer au bloc, il voit sa mère et trouve seulement la force de lui dire « Je t’aime maman », en pensant que ce serait peut-être la dernière fois.
De son agression, Dylan conserve lui aussi une cicatrice abdominale qui le fait souffrir. Il a sept hernies graisseuses le long de cette cicatrice, et devra être réopéré. Il a également développé une forme sévère de psoriasis due au stress post traumatique. Quelques jours après son opération, il a fait un épanchement pleural. Dylan était un plongeur passionné ; il ne plongera plus jamais.
Un vrai carnage…
Ces quatre garçons – les victimes et leur agresseur – auraient dû être morts. Cinq tentatives de meurtre en tout, mais ils sont toujours là, debout, abimés mais vivants. Au cours du procès de Bruno M, un mot revient souvent : Miracle. Il est vrai qu’on peut s’étonner de ces rémissions extraordinaires, qui vont à l’encontre des statistiques. « On n’a jamais vu ça » déclarera le médecin légiste des HUG, le Dr France Evin. La première fois que le mot « miracle » est prononcé, c’est au tout début du procès par l’enquêtrice de personnalité, lorsqu’elle parle de la famille de l’accusé et en particulier de sa mère : « C’est une femme très croyante et qui croit aux miracles ». Lors du passage à la barre de Madeleine, la dernière question qui lui est posée est « Croyez-vous en Dieu ? » ; elle répondra, en larmes mais très dignement, « Oui, beaucoup, et c’est grâce à Lui que j’ai pu traverser toutes ces épreuves. »
La Mère Sacrée
La figure de la mère est centrale dans cette affaire. Pas d’un point de vue psychologique, comme ça peut être le cas parfois pour expliquer les gestes des accusés, mais d’un point de vue plus mystique. L’une des images les plus saisissantes du procès, c’est celle des trois jeunes hommes parties civiles, des grands gaillards de 25 ans assis côte à côte, et derrière eux, leurs mères respectives, silencieuses et dignes, mais d’un soutien sans faille. Plusieurs fois, Anthony et Dylan se sont effondrés, et à chaque fois elles étaient juste derrière pour les rassurer. Elles n’ont pas souhaité témoigner à la barre, mais toutes les trois ont fourni des témoignages écrits qui ont été lus par la Présidente, et qui auraient arraché des larmes même aux plus endurcis.
Elles y racontent l’angoisse insupportable des heures passées aux urgences le soir du drame, à attendre désespérément de bonnes nouvelles qui ne venaient pas. L’une d’elles raconte même qu’à un moment donné, un médecin est venu la voir pour lui dire de faire venir son mari et sa fille, « au cas où ». Elles racontent qu’après les blessures physiques, il a fallu panser les blessures psychologiques. Leurs fils n’étaient plus que des ombres, à moitié vivants. Certains ont parlé de suicide. Tous les trois souffrent de stress post traumatique et ont peur de la foule, peur de la fête. Ces trois garçons qui étaient inséparables ne se voient presque plus, parce qu’ils n’osent plus sortir. Il n’y a plus d’insouciance dans leurs vies, et la reconstruction est longue et difficile.
Ce genre de traumatisme qui détruit la vie d’un enfant est sans doute l’une des pires choses que puisse vivre une mère. Madeleine, elle, l’a vécu deux fois.

On a beaucoup mis l’accent sur la souffrance des victimes et leurs familles pendant le procès – et à juste titre ! On a également parlé des agressions de Bruno M et de leurs conséquences physiques et psychologiques ; mais parmi ces drames, on a oublié celui de cette mère, qui a porté seule sa famille pendant des années à cause du coup de sang de son mari, et qui a failli perdre la chair de sa chair deux fois. Elle n’est pas parfaite, Madeleine, et elle le reconnait. Elle regrette sincèrement de ne pas avoir passé plus de temps avec ses enfants lorsqu’ils étaient jeunes, parce qu’elle était absorbée par son travail. Elle sait que si elle avait été plus présente – et plus sincère – avec son fils ainé, il n’aurait peut-être pas dérivé (mais ce n’est même pas sûr…)
Elle est superbe aussi, grande, belle et fière. On sent qu’elle porte beaucoup sur ses épaules, mais elle reste droite et digne. Elle défend sa famille bec et ongles, parce que c’est son devoir. De toute la famille, elle est la seule qui semble avoir conscience de la gravité des faits et ne pas les excuser. Mais elle reste une mère, et c’est plus fort que tout. Son témoignage à la barre est un numéro d’équilibriste pour défendre son fils sans défendre ses actes, et c’est plutôt réussi. Elle-même a été mêlée à la bagarre le soir des faits, et elle l’admet. Elle ne nie pas que sa famille s’est mal comportée, mais elle nie être à l’origine de la rixe. Elle dit avoir eu peur pour ses enfants, et elle a mal agi pour les protéger.
Je me demande à quel point Bruno M a conscience de cela, et du poids qu’il lui fait porter depuis des années. « La mère, c’est sacré ! » assène-t-il. Il ne croit pas si bien dire. Car au vu des conséquences miraculeuses de tous les drames qui les entourent, on a presque envie de se demander si la foi et les prières de cette marseillaise, sous les hospices de la Bonne Mère, n’ont pas évité que quatre fils perdent la vie trop tôt…
