Bruno M : “Etat limite”

Cette histoire se déroule à cheval entre la France et la Suisse, durant l’été 2021. Alors que le monde sort peu à peu de l’isolement forcé par la pandémie de Covid 19, et que chacun reprend peu à peu goût à la vie, trois jeunes hommes ont failli perdre brutalement la leur au bord du lac Léman, à cause d’une banale bousculade. Théo, Anthony et Dylan, trois suisses d’une vingtaine d’années, ont en effet croisé le chemin de Bruno M et de sa famille dans une fête foraine, et ce qui devait être une joyeuse soirée entre amis s’est transformé en cauchemar lorsque les trois jeunes hommes ont reçu des coups de couteau qui les ont laissés presque morts sur le bitume. Un acte fou, insensé, et pourtant Bruno M n’est pas fou, au contraire. Alors, qu’est-ce qui a pu le pousser à commettre ce geste, devant sa famille et au milieu d’une foule de fêtards ? Retour sur une affaire où se mêlent violence, liens familiaux indéfectibles, et une certaine dose de spiritualité…

Autos-tamponneuses et couteau de cuisine

Genève, le 24 juillet 2021.

La fête foraine située sur le quai Wilson, au beau milieu des palaces de la rive droite, bat son plein. Les gens sont venus en famille ou entre amis profiter des attractions et de la douceur de cette soirée estivale, une sortie d’autant plus appréciée que l’on sort peu à peu des confinements à répétition liés à la pandémie de Covid 19. Mais au milieu des cris joyeux et des odeurs de sucre, soudain, l’ambiance change. Il y a beaucoup de monde, c’est très chaotique, mais on sent que quelque chose ne va pas. Il semble y avoir une bagarre impliquant plusieurs personnes, à plusieurs endroits, et avant que tout le monde comprenne vraiment ce qui se passe, les protagonistes semblent avoir disparu. « C’est chaud ici ! » commente un utilisateur de SnapChat sur une vidéo montrant des gens se battre au sol et se courir après. Il ne se doute pas à ce moment-là à quel point c’est « chaud » ; car en réalité, l’un des protagonistes tient un couteau de cuisine et attaque méthodiquement les membres du groupe adverse.

Une fois la bagarre terminée, on s’aperçoit de la gravité de la situation. Autour du stand des autos-tamponneuses gisent trois jeunes hommes d’une vingtaine d’années, inconscients et en sang. Les secours sont appelés vers 0h30 et interviennent rapidement. Pendant ce temps, des témoins et proches des victimes pratiquent les gestes de premiers secours. Les trois seront transportés aux Hôpitaux Universitaires de Genève en urgence absolue, et ne devront leur salut qu’à l’intervention rapide des témoins et des secours, à la proximité de l’hôpital et à la disponibilité de blocs opératoires, ce qui n’est jamais garanti…

Pendant ce temps, dans une rue adjacente, un couple d’une quarantaine d’années est interpelé par des policiers en patrouille car l’homme a le visage en sang. Un policier lui demande ce qui lui est arrivé, et l’homme répond que lui et sa compagne ont été agressés par un groupe de jeunes à la fête foraine mais que ça va. « Êtes-vous venus seuls ? » demande le policier. « Oui » répond le couple. On leur demande s’ils souhaitent porter plainte pour l’agression mais ils déclinent. Avant de les laisser repartir, les policiers vérifient leur identité et leur demandent leurs coordonnées, ce qu’ils acceptent sans problème. Le couple se dirige ensuite vers le parking de la gare Cornavin pour récupérer leur véhicule et rentrer chez eux.

Dans une autre rue encore, trois personnes (un jeune homme, une adolescente et un enfant) montent à bord d’une voiture immatriculée en France venue les chercher pour les ramener chez eux, de l’autre côté de la frontière. Le jeune homme semble nerveux, l’adolescente inquiète, et l’enfant très choqué. Il s’agit de Bruno M, accompagné de sa sœur et de son frère, qu’un voisin appelé par leur père est venu récupérer à un endroit prédéfini – comme lors d’une fuite.

C’est ce manège étrange que les policiers genevois, prévenus par des témoins lors de la bagarre à la fête foraine, observent sur les nombreuses images de vidéosurveillance de la zone. Comprenant que le couple arrêté par les policiers a été mêlé à la rixe et qu’il ne faut pas perdre de temps, ils les appellent pour les convoquer immédiatement au commissariat. Le couple coopère et se rend sur place pour être interrogé. Pour les enfants – leurs enfants en réalité – c’est déjà trop tard, ils ont réussi à traverser la frontière.

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Lors de leur premier interrogatoire, le couple – Bruno et Madeleine – confirme avoir été à la fête foraine et s’être fait agresser par un groupe de jeunes en état d’ébriété, qui auraient proféré des insultes racistes à l’encontre de Madeleine avant de s’en prendre physiquement à elle et à son compagnon venu à son secours. Le couple est examiné par un médecin au commissariat, qui confirme que les deux ont en effet reçu des coups compatibles avec leurs déclarations. Mais ce qui ennuie les policiers, c’est que le couple dit être venu seul, alors que les images de vidéosurveillance les montrent clairement arriver en voiture à la gare Cornavin à cinq. Pourquoi mentir ? « J’ai dit à mes enfants de partir et j’ai appelé le voisin pour qu’il vienne les chercher car j’avais peur pour eux après notre agression » dit le père. Soit. Mais les policiers ne sont pas les agresseurs, alors pourquoi s’obstiner à nier la présence des enfants ? « Le commissariat ce n’est pas un endroit pour les enfants, je ne voulais pas qu’ils viennent avec nous. » Sauf que Bruno a appelé son voisin juste après la rixe et avant que les policiers en patrouille ne les interpellent lui et sa compagne dans la rue. Alors, ce mensonge n’aurait-il pas à voir avec l’agression au couteau qui a envoyé trois personnes aux urgences ?

Dans une autre pièce du commissariat, les premiers témoins défilent pour raconter l’agression dont ont été victimes Théo, Anthony et Dylan. Frères et sœurs, amis, anonymes présents à ce moment-là racontent qu’il y aurait eu une bousculade involontaire entre Madeleine – ou sa fille – et un jeune homme du groupe ; rapidement les esprits s’échauffent et des premiers coups sont portés, mais difficile de savoir par qui. S’en suit une bagarre générale qui verra – entre autres – Bruno recevoir un coup à la tête qui le fera tomber, Andréa (la belle-sœur de Dylan) recevoir des coups à la tête de Madeleine, Alexis (le frère d’Anthony) recevoir un violent coup de pied à la tête de Bruno alors qu’il était au sol (et que Bruno lui-même s’était relevé), mais aussi et surtout, Bruno M (le fils de Bruno et Madeleine) pourchasser Dylan, Théo et Anthony, et les frapper avec un couteau de cuisine de 20 ou 25cm. Lorsque les parents de Bruno M s’apercevront que leur fils a un couteau, ils tenteront de l’arrêter, tout en empêchant également les membres du groupe des victimes de s’interposer. C’est en voyant que la situation a dégénéré que les parents prendront peur et s’éloigneront de la scène tout en organisant la fuite de leurs enfants – dont le plus jeune était âgé de 9 ans à l’époque des faits…

Ce qui se dessine donc au fur et à mesure des auditions dans la nuit du 24 juillet 2021, ce n’est pas l’agression gratuite d’une famille sans histoires par un groupe de jeunes violents et alcoolisés, mais celle d’un groupe d’amis – certes un peu éméchés – qui s’est retrouvé au mauvais endroit au mauvais moment, et qui a croisé la route d’individus violents et loin d’être sans histoires. C’est la raison pour laquelle la police suisse décide d’inculper Bruno et Madeleine pour leur implication dans la rixe, et de les envoyer en prison dans l’attente de leur procès. Ils alertent également les autorités françaises concernant leur fils ainé, qu’ils accusent de la triple tentative de meurtre à la fête foraine.

Pendant ce temps-là, aux urgences des HUG, trois mamans attendent dans l’angoisse des nouvelles de leurs fils…

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Deux jours plus tard, la Police Municipale d’Annemasse (ville française à la frontière de Genève) repère lors d’une patrouille un jeune homme qui a l’air nerveux lorsqu’il aperçoit la voiture siglée. Il quitte la rue et entre dans un parc, mais les policiers se garent et le suivent. Ils arrêtent le jeune homme pour contrôler son identité. Il s’agit de Bruno M, et les policiers découvrent rapidement qu’il est actuellement sous le coup d’un sursis pour une précédente affaire, et qu’il est recherché par les autorités suisses pour l’affaire de la fête foraine. Bruno M est immédiatement arrêté (sans résistance), et une perquisition est organisée aux domiciles de ses parents (où il loge) et de sa sœur. Ils y retrouveront les vêtements portés par la famille le soir du crime et vus sur les caméras de surveillance. Bruno M est placé en détention, non pas pour la triple tentative de meurtre à Genève mais parce que le sursis de sa dernière peine a été révoqué. L’affaire de la fête foraine est transférée aux autorités françaises – la France n’extradant pas ses ressortissants, Bruno M ne peut pas être renvoyé en Suisse – et l’instruction commence, mettant en lumière le parcours d’un personnage inquiétant qui n’était pourtant pas parti pour devenir criminel…

Marseille, ton univers impitoyable

Le calme avant la tempête

Bruno M a 25 ans au moment des faits. Il est né à Marseille de parents travailleurs d’origine modeste. Il grandit dans les quartiers nord, dans une famille soudée ; bien que ses deux parents travaillent beaucoup, il ne manque pas d’amour ni d’éducation, car ses grands-parents paternels, d’origine italienne, prennent la relève lorsqu’ils ne sont pas là. Les premières années de sa vie se passent sans histoires, jusqu’en 2008. Bruno M a 12 ans, il rentre chez lui un soir et s’attend à retrouver son père car il ne travaillait pas ce jour-là, mais il n’y a personne. Sa mère lui explique que son père a dû s’absenter quelques temps pour son travail, ce qui n’inquiète pas le jeune garçon car ça lui arrive régulièrement. Sauf que cette fois, l’absence se prolonge, et l’enfant se pose des questions. Il apprendra par les rumeurs qui courent dans le quartier que son père est en fait en prison, et qu’il risque une lourde peine pour actes de torture et de barbarie sur l’amant de sa femme. Bruno M apprend donc d’un seul coup, par des étrangers, qu’il a une mère adultère et un père criminel. Le choc est, on l’imagine, énorme.

A la barre au premier jour de son procès, Bruno M parlera de cette période avec émotion. « Je n’ai pas compris pourquoi on m’avait menti. » Sans doute pour le protéger, mais le mensonge n’est jamais la solution. Bruno M parle de ce père qui était un modèle pour lui : « Il m’apprenait la vie, on parlait de tout. » Bruno enseigne à son fils des valeurs comme l’importance de la famille et du travail. « Quand j’étais petit, je lui disais [à son père] que je voulais être avocat ou notaire. Je voulais un bon métier. » On notera l’ironie de dire qu’on voulait devenir avocat depuis le box des accusés dans une Cour d’Assise… Le père érigé en héros sera condamné à treize ans de prison pour son crime, et en effectuera huit. Huit ans pendant lesquels le jeune Bruno M passera son adolescence à culpabiliser d’être une charge pour sa mère, qui se démène seule pour faire vivre sa famille. Il pense qu’en tant que fils ainé, il devrait reprendre le rôle d’homme de la famille et soulager sa mère, même si évidemment à son âge, son seul rôle était de continuer à aller au collège et à bien travailler pour réussir plus tard.

Malgré les efforts de sa mère et de ses grands-parents, il finira par décrocher. Il va de moins en moins en cours, il traine dans la rue avec d’autres gamins du quartier et commence à fumer du cannabis. Un cousin de Bruno M dira : « Marseille, c’est une ville qui prend les gamins pour les élever ou pour les égarer. » Dans le cas du jeune homme, malheureusement, c’est la deuxième option qui a prévalu.

La dérive

Ce qui est assez extraordinaire dans le parcours criminel de Bruno M, et qui a été relevé par plusieurs personnes lors de son procès, c’est qu’il a commencé tard, et fort. Il est en effet classique de voir un jeune tomber tôt dans la délinquance et commettre des délits mineurs, avant qu’il y ait (dans certains cas) une montée en puissance qui peut mener au crime. Mais Bruno M n’a commis aucun crime ni délit avant l’âge de 18 ans. Certes il fumait de l’herbe et trainait dehors au lieu d’aller à l’école, mais ni les services sociaux ni les forces de l’ordre ni la justice n’avaient eu à faire à lui. Il était calme, et rien en apparence ne laissait présager la dérive à venir. Et pourtant, dès sa majorité, il s’embarque dans un braquage avec armes pour dérober de la drogue chez un trafiquant. Une folie, quand on sait à quel point ce milieu peut être impitoyable. Il sera arrêté et condamné pour ces faits, qui marqueront le début fracassant de son parcours criminel.

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De fait, Bruno M a passé la quasi-totalité de sa vie d’adulte en prison, pour des affaires liées au trafic de drogue : saisie de stupéfiants, d’armes blanches (qui semblent être ses armes de prédilection et dont il ne se sépare vraisemblablement jamais), violence, vols, etc. Quand on lui demande pourquoi il se promène souvent avec un couteau sur lui, il répond « Parce qu’ici [à Marseille] tout le monde en a un », puis d’ajouter nonchalamment « A Marseille, y a des gens qui meurent pour rien. C’est comme ça. » Si cette nonchalance peut surprendre, elle peut avoir plusieurs explications : soit il pense vraiment que c’est une fatalité et ça ne lui fait pas grand-chose, soit il ‘fait le dur’ parce qu’il évolue dans un milieu impitoyable et qu’il n’a pas d’autre choix pour survivre. De fait, l’impact psychologique de sa vie de bandit transparait en filigrane pendant tout le procès, et peut donner des clés pour comprendre son passage à l’acte le soir du 24 juillet 2021.

Le guerrier

L’une des choses qui m’ont frappée pendant le procès, c’est la récurrence de l’utilisation de l’imagerie guerrière par Bruno M et sa famille. Lors de son témoignage à la barre, sa mère déclare « Il y avait un enfant de 9 ans avec nous [le soir des faits], on n’était pas parti pour faire la guerre ». Son père, lui, déclare : « J’ai été à l’armée et ce soir-là j’ai eu plus peur que quand des bombes tombaient à 30 mètres de moi. » Mais c’est à Bruno M lui-même que revient la palme de la déclaration la plus percutante dans le registre : « Marseille c’est pas tout beau tout rose, on a l’impression que tout le monde vous voit comme une proie. […] Quand je suis arrivé en Haute-Savoie, j’avais l’impression de rentrer de la guerre. » Le jeune homme se présente donc comme une sorte de Rambo contemporain, un vétéran incompris qui se croit ‘chassé’ et qui est prêt à tout pour se défendre contre ses ennemis désignés.

Ainsi, il répètera à plusieurs reprises qu’il a agi ce soir-là par peur et pour défendre sa famille. Il dit qu’il n’a pas eu de chance, qu’il s’est trouvé au mauvais endroit au mauvais moment ; et quand l’Avocat Général lui demande si ce ne sont pas plutôt les victimes qui devraient dire ça, il répond « Non puisque c’est moi qui me suis fait agresser en premier. » Son père abonde dans son sens et déclare « Heureusement que mon fils était là ce soir-là car sinon on serait peut-être tous morts. […] S’il n’avait pas fait ce qu’il a fait on serait peut-être tous morts. » Sa sœur déclarera également être contente que son frère ait été là le soir du drame, car elle eu « peur pour [sa] famille ». Ce sentiment omniprésent de peur et d’insécurité dans cette famille est troublant. Ils ont du mal à être éloignés les uns des autres et érigent leur famille en dogme.

Mais il est vrai que cette famille a résisté à bien des tempêtes. Il y a d’abord eu la liaison adultère de la mère, suivie du crime du père ; chaque élément en soi aurait pu être un motif d’éclatement de la famille, mais non ! Ni l’infidélité ni la prison n’auront eu raison du couple Bruno/Madeleine, qui ont même fait un troisième enfant pendant la détention de monsieur… Puis il y a eu les déboires judiciaires de leur fils ainé, mais au lieu de créer des tensions ou une déconnexion au sein de la famille, ils ont fait bloc autour de lui et ont même décidé de partir de Marseille tous ensemble et de s’installer en Haute-Savoie, pour lui permettre de prendre un nouveau départ. Enfin, il y a eu l’affaire de la fête foraine, dans laquelle Bruno le père a été condamné à trois ans et demi de prison ferme en Suisse (et la mère à six mois avec sursis). Des années pendant lesquelles le père et le fils ainé étaient enfermés chacun de leur côté et sans voir les autres, et pourtant, aux Assises, c’est une famille plus unie que jamais qui s’est présentée. Est-ce lié aux origines siciliennes du père, ou aux profondes croyances religieuses de la mère – ou peut-être aux deux ? En tout cas, on ne peut pas leur reprocher de ne pas se soutenir dans les moments difficiles…

Mais il y sans doute une autre raison à ce sentiment permanent d’insécurité chez les M. Deux évènements qui sont intervenus à quelques années d’intervalle et qui ont traumatisé la famille, à tel point qu’ils n’arrivent toujours pas à en parler, mais qui peuvent expliquer bien des choses sur Bruno M et sa folie meurtrière le soir du 24 juillet 2021.

Les miraculés

Bruno M

Retour en 2017. Bruno M a 21 ans et il trempe dans le milieu du trafic de drogue marseillais. Le braquage au cours duquel il a dérobé de la drogue à des trafiquants lui a attiré des ennemis que personne n’aimerait avoir. Et le soir du réveillon du Nouvel An, alors qu’il se trouve dans sa voiture avec sa compagne de l’époque, il est sauvagement agressé. On lui tire dessus et lorsqu’il essaie de s’enfuir, on le rattrape et on le poignarde, le laissant pour mort. Le jeune homme gardera de nombreuses séquelles physiques de cette agression. Il dira notamment : « Je voudrais me faire des tatouages, mais j’ai tellement de cicatrices sur le corps que ce n’est pas possible. »

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Trois ans plus tard, au printemps 2021, nouvelle agression. Alors qu’il sort de chez lui, il se fait violemment percuter et écraser par une voiture qui prend ensuite la fuite à toute vitesse. Bruno M est inconscient sur le bitume, il ne se réveillera qu’à l’hôpital où il devra rester plusieurs semaines pour se remettre de ses blessures. Il n’y a pas de doute sur le fait qu’il ne s’agissait pas d’un accident mais d’une attaque délibérée. Pourtant, Bruno M refusera de porter plainte, comme pour sa première agression. Quand la Présidente lui demandera pourquoi, il refusera de répondre, mettant en évidence le fait qu’il s’agissait de représailles, que le jeune homme en était bien conscient et qu’il ne voulait pas s’attirer plus d’ennuis en allant voir la police.

Du haut de ses 25 ans, Bruno M a donc déjà survécu à deux tentatives de meurtre. Au-delà des séquelles physiques, on peut imaginer qu’il y ait également des séquelles psychologiques comme un syndrome de stress post-traumatique, qui pourrait expliquer son sentiment de peur constant, le fait qu’il soit sans cesse sur ses gardes et qu’il voit le danger partout, ce qui pourrait expliquer ses attaques le soir de la fête foraine. Mais comme on le verra plus loin, les analyses psychologique et psychiatrique du jeune homme ne démontrent pas cela si clairement.

Nouveau saut dans le temps, quelques mois plus tard. Aux Hôpitaux Universitaires de Genève, dans la nuit du 24 juillet 2021, les trois victimes de Bruno M se battent contre la mort. Le rapport du médecin légiste qui a examiné les trois hommes est horrifiant.

Théo

Théo a reçu un coup de couteau dans le cœur. Il présente une plaie de 2.2cm de large et au moins 3.6cm de profondeur dans la partie gauche du thorax. Il est pris en charge à l’hôpital en urgence absolue car du sang se déverse rapidement autour de ses poumons – les chirurgiens en ponctionneront trois litres en tout. Les examens montreront que la lame est passée entre deux côtes et a tranché le ventricule gauche, ne laissant que deux petits millimètres de paroi intacte. Deux millimètres qui lui ont sauvé la vie, car si le ventricule avait été complètement tranché, son sang se serait échappé rapidement depuis son cœur et il serait mort en moins d’une minute. Aujourd’hui, Théo ne peut plus faire de sport de manière intensive, car il présente un risque accru de faire un arrêt cardiaque. Il a à peine 25 ans.

Anthony

Anthony a reçu un coup de couteau dans le rein gauche, le blessant à l’artère. Il présente une plaie de 2cm de large et plusieurs centimètres de profondeur (il est difficile de déterminer combien exactement). Il est en état de choc hémorragique profond, qui est défini par « une insuffisance circulatoire aiguë, caractérisée par un transport d’oxygène insuffisant pour assurer l’oxygénation tissulaire, et qui peut mener à une défaillance d’organe si le patient n’est pas pris en charge très rapidement. »[1] L’état de choc hémorragique est donc une urgence vitale. Quand il arrive à l’hôpital, Anthony est pâle et transpirant, et son pouls et sa tension artérielle sont faibles, ce qui n’est pas bon signe.

Environ cinq litres de sang se sont déversés dans son abdomen, ce qui correspond à peu près à la quantité de sang présente dans le corps d’un homme adulte. Il est inopérable sur le moment tant il est faible. Les chirurgiens pratiqueront sur lui ce qu’ils appellent une « opération de damage control » (contrôle des dégâts en français), c’est à dire qu’ils vont ouvrir son abdomen, arrêter le saignement à l’aide de compresses tout en transfusant du sang et des produits sanguins, et attendre que le patient se stabilise pour pouvoir l’opérer – ce qui n’est pas garanti. D’ailleurs, Anthony a fait un arrêt cardiaque et est techniquement décédé pendant quelques minutes au cours de la nuit. Mais ce n’était pas son heure, et il s’est accroché pour survivre, permettant aux chirurgiens d’intervenir le lendemain.

Anthony n’a pas perdu l’usage du rein touché, bien que celui-ci ait été très endommagé. En revanche, il a une cicatrice de 21cm le long du thorax et de l’abdomen, qui le fait encore souffrir et lui rappelle chaque jour à quel point il est passé près de la mort.

[1] Source : Revue Médicale Suisse, 13 août 2014. https://www.revmed.ch/revue-medicale-suisse/2014/revue-medicale-suisse-438/choc-hemorragique

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Dylan

Dylan est arrivé conscient à l’hôpital, mais il a été admis en urgence absolue car il était pâle, son rythme cardiaque élevé, et il vomissait du sang. Dans l’ambulance qui le conduisait aux urgences, le médecin a tout fait pour qu’il reste conscient, mais il savait que c’était grave. « Est-ce que je vais vivre ? » lui demande le jeune homme. « On va faire au mieux », lui répond le médecin, le visage fermé. Il a reçu deux coups de couteau, un dans la cuisse et l’autre dans l’abdomen. Celui dans la cuisse n’a pas causé de dommages vitaux, mais celui dans l’abdomen a transpercé son estomac et lacéré son foie et la veine porte. Lui aussi est en état de choc hémorragique, il a perdu deux litres de sang et il doit être opéré en urgence. Les chirurgiens devront lui enlever une partie de l’estomac, trop abimée. Avant d’entrer au bloc, il voit sa mère et trouve seulement la force de lui dire « Je t’aime maman », en pensant que ce serait peut-être la dernière fois.

De son agression, Dylan conserve lui aussi une cicatrice abdominale qui le fait souffrir. Il a sept hernies graisseuses le long de cette cicatrice, et devra être réopéré. Il a également développé une forme sévère de psoriasis due au stress post traumatique. Quelques jours après son opération, il a fait un épanchement pleural. Dylan était un plongeur passionné ; il ne plongera plus jamais.

Un vrai carnage…

Ces quatre garçons – les victimes et leur agresseur – auraient dû être morts. Cinq tentatives de meurtre en tout, mais ils sont toujours là, debout, abimés mais vivants. Au cours du procès de Bruno M, un mot revient souvent : Miracle. Il est vrai qu’on peut s’étonner de ces rémissions extraordinaires, qui vont à l’encontre des statistiques. « On n’a jamais vu ça » déclarera le médecin légiste des HUG, le Dr France Evin. La première fois que le mot « miracle » est prononcé, c’est au tout début du procès par l’enquêtrice de personnalité, lorsqu’elle parle de la famille de l’accusé et en particulier de sa mère : « C’est une femme très croyante et qui croit aux miracles ». Lors du passage à la barre de Madeleine, la dernière question qui lui est posée est « Croyez-vous en Dieu ? » ; elle répondra, en larmes mais très dignement, « Oui, beaucoup, et c’est grâce à Lui que j’ai pu traverser toutes ces épreuves. »

La Mère Sacrée

La figure de la mère est centrale dans cette affaire. Pas d’un point de vue psychologique, comme ça peut être le cas parfois pour expliquer les gestes des accusés, mais d’un point de vue plus mystique. L’une des images les plus saisissantes du procès, c’est celle des trois jeunes hommes parties civiles, des grands gaillards de 25 ans assis côte à côte, et derrière eux, leurs mères respectives, silencieuses et dignes, mais d’un soutien sans faille. Plusieurs fois, Anthony et Dylan se sont effondrés, et à chaque fois elles étaient juste derrière pour les rassurer. Elles n’ont pas souhaité témoigner à la barre, mais toutes les trois ont fourni des témoignages écrits qui ont été lus par la Présidente, et qui auraient arraché des larmes même aux plus endurcis.

Elles y racontent l’angoisse insupportable des heures passées aux urgences le soir du drame, à attendre désespérément de bonnes nouvelles qui ne venaient pas. L’une d’elles raconte même qu’à un moment donné, un médecin est venu la voir pour lui dire de faire venir son mari et sa fille, « au cas où ». Elles racontent qu’après les blessures physiques, il a fallu panser les blessures psychologiques. Leurs fils n’étaient plus que des ombres, à moitié vivants. Certains ont parlé de suicide. Tous les trois souffrent de stress post traumatique et ont peur de la foule, peur de la fête. Ces trois garçons qui étaient inséparables ne se voient presque plus, parce qu’ils n’osent plus sortir. Il n’y a plus d’insouciance dans leurs vies, et la reconstruction est longue et difficile.

Ce genre de traumatisme qui détruit la vie d’un enfant est sans doute l’une des pires choses que puisse vivre une mère. Madeleine, elle, l’a vécu deux fois.

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On a beaucoup mis l’accent sur la souffrance des victimes et leurs familles pendant le procès – et à juste titre ! On a également parlé des agressions de Bruno M et de leurs conséquences physiques et psychologiques ; mais parmi ces drames, on a oublié celui de cette mère, qui a porté seule sa famille pendant des années à cause du coup de sang de son mari, et qui a failli perdre la chair de sa chair deux fois. Elle n’est pas parfaite, Madeleine, et elle le reconnait. Elle regrette sincèrement de ne pas avoir passé plus de temps avec ses enfants lorsqu’ils étaient jeunes, parce qu’elle était absorbée par son travail. Elle sait que si elle avait été plus présente – et plus sincère – avec son fils ainé, il n’aurait peut-être pas dérivé (mais ce n’est même pas sûr…)

Elle est superbe aussi, grande, belle et fière. On sent qu’elle porte beaucoup sur ses épaules, mais elle reste droite et digne. Elle défend sa famille bec et ongles, parce que c’est son devoir. De toute la famille, elle est la seule qui semble avoir conscience de la gravité des faits et ne pas les excuser. Mais elle reste une mère, et c’est plus fort que tout. Son témoignage à la barre est un numéro d’équilibriste pour défendre son fils sans défendre ses actes, et c’est plutôt réussi. Elle-même a été mêlée à la bagarre le soir des faits, et elle l’admet. Elle ne nie pas que sa famille s’est mal comportée, mais elle nie être à l’origine de la rixe. Elle dit avoir eu peur pour ses enfants, et elle a mal agi pour les protéger.

Je me demande à quel point Bruno M a conscience de cela, et du poids qu’il lui fait porter depuis des années. « La mère, c’est sacré ! » assène-t-il. Il ne croit pas si bien dire. Car au vu des conséquences miraculeuses de tous les drames qui les entourent, on a presque envie de se demander si la foi et les prières de cette marseillaise, sous les hospices de la Bonne Mère, n’ont pas évité que quatre fils perdent la vie trop tôt…

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Après le drame

L’instruction

C’est une instruction un peu particulière qui a été menée pour cette affaire, étant donné que les faits se sont déroulés en Suisse, et qu’une partie des protagonistes a été jugée là-bas. Rappelez-vous, les parents de Bruno M ont été arrêtés par la police Suisse et placés en détention provisoire le soir du crime. La justice suisse étant beaucoup plus rapide que la justice française, tous les mis en cause avaient été jugés et avaient déjà commencé à purger leurs peines pendant que l’instruction suivait son cours en France.

Ainsi, les trois victimes et d’autres membres de leur groupe ont été condamnés à des peines-amendes et de prison avec sursis pour leur participation à la rixe et les violences commises contre la famille M. Du côté des M, la fille adolescente a reçu une peine-amende, la mère Madeleine a pris six mois de prison avec sursis, et la peine la plus lourde revient à Bruno le père, condamné à trois ans et demi de prison fermes pour les violences commises, en particulier le coup de pied dans la tête d’Alexis (qui avait initialement été qualifié de tentative de meurtre tant il était dévastateur, mais qui a ensuite été requalifié en violences volontaires).

Bruno M, pendant ce temps, est détenu en France, d’abord à Bourg-en-Bresse, puis à Grenoble, et enfin à Aiton. Il a été transféré un première fois car il a été mêlé à une mutinerie, puis une seconde fois à cause de soupçons de corruption passive sur un surveillant pénitentiaire (bien que l’enquête ne donnera rien). En prison, Bruno M « attend ». Il a eu une petite fille, qu’il a reconnue mais qu’il ne voit pas grandir, et ça ne semble pas le préoccuper outre-mesure. Sa famille – c’est à dire ses parents et ses frère et sœur – lui manque, il regrette d’être privé de liberté car il ne peut pas passer de temps avec eux. Une fois de plus, la toute-puissance du clan familial ressurgit. Sa famille n’ira toutefois pas le voir en détention, faute de moyens.

En prison, Bruno M s’occupe pour passer le temps, mais sans grande conviction. Il s’est inscrit en CAP Vente mais a raté deux fois l’examen. Il fait des formations sur le développement durable et l’égalité hommes/femmes, mais il ne semble pas vraiment savoir pourquoi. Il fait du sport pour « [se] défouler », et d’autres activités pour « [se] divertir et [s]’instruire ». Il ne travaille pas beaucoup – il a été auxiliaire d’étage pendant un temps, mais il a dû arrêter après un incident au cours duquel le surveillant qu’il accompagnait s’est retrouvé « accidentellement » enfermé en cellule avec un détenu agressif… Chaque fois qu’il est impliqué dans un incident, il dit que ce n’est pas sa faute. Il n’a pas l’air de prendre la détention très au sérieux, il n’est pas investi dans sa réinsertion, il attend juste que le temps passe pour pouvoir sortir et retrouver sa famille.

De son récit sur sa détention, il ressort que Bruno M a l’air persuadé qu’il ne sera pas condamné à une lourde peine et qu’il pourra bientôt reprendre le cours de sa vie à l’extérieur. Un signe qu’il n’a pas pris conscience de la gravité de ses actes, ce qui en dit long sur sa dangerosité pour la société…

Les expertises

Trois expertises ont permis de mettre en lumière la personnalité de Bruno M : l’enquête de personnalité, l’expertise psychologique et l’expertise psychiatrique.

La première, réalisée par une ancienne greffière, met en avant le côté travailleur et honnête des parents, qui n’ont jamais été sans emploi et n’ont jamais gagné d’argent illégalement. Un exemple important pour le jeune Bruno M, qui dira pourtant plus tard que pour lui, travailler pour gagner sa vie n’est pas une option. L’enquêtrice parle également de l’absence du père de Bruno M pendant son adolescence, qui a créé un manque de repères importants à cet âge-là. Ironiquement, c’est Bruno lui-même qui parlera de sa vision de l’éducation à la barre : « les enfants c’est comme les plantes, si on leur met un tuteur droit, ils poussent droit, mais si on leur met un tuteur de travers ils poussent de travers ». Il faut croire que lui-même n’avait pas le compas dans l’œil… mais il est lucide ! Car il ajoutera a propos de Bruno M : « Ses défaillances de fils, ce sont mes défaillances de père. » Le vide laissé par Bruno – pendant qu’il était en prison – a été comblé par la mère et la grand-mère paternelle de Bruno M. Celles-ci l’ont « surprotégé » ; sa grand-mère lui donnait tout ce qu’il voulait, et sa mère ne lui fixait pas de limites, ce qui a pu créer chez lui des problèmes de gestion de la frustration. Il se définit lui-même comme « catégorique » et « mauvais perdant », des traits qu’on retrouve souvent chez les enfants-rois. Plus inquiétant, l’enquêtrice dit qu’il a conscience de ses actes, mais pas du préjudice porté à autrui. Selon lui, il n’a pas de réparations à faire car c’est lui la victime.

Une théorie confirmée par l’experte psychologue. Mais selon elle, s’identifier comme une victime est une étape importante du processus de guérison, mais on ne peut pas rester une victime toute sa vie. Pour avancer, il faut impérativement que Bruno M accepte sa part de responsabilité dans les souffrances infligées à ses victimes, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. L’experte décrit Bruno M comme un être influençable, avec une intelligence dans la moyenne inférieure. Il est impulsif, mais il n’est pas dominé par ses pulsions. Le traumatisme lié aux deux tentatives de meurtre contre lui fait qu’il est toujours sur le qui-vive, il se sent toujours en danger de mort, et il a un instinct de survie très développé. A chaque fois qu’il a un accrochage – même mineur – avec d’autres personnes, il a « une reviviscence du vécu traumatique » qui le pousse à passer à l’acte. Pour lui, l’attaque préventive est seulement un acte de défense ; pas étonnant donc qu’il soit convaincu d’avoir agi en état de légitime défense parce qu’il a eu peur pour sa vie le soir des faits…

L’experte psychologue parle d’ « état limite », autrement connu sous le nom de trouble de la personnalité limite, ou ‘borderline’. Ce trouble « se caractérise par une tendance constante à l’instabilité et l’hypersensibilité dans les relations interpersonnelles, l’instabilité au niveau de l’image de soi, des fluctuations d’humeur extrêmes, et l’impulsivité. […] Les stress vécus dans la petite enfance peuvent contribuer au développement d’un trouble de la personnalité limite (borderline). Une anamnèse de séparation des parents, et/ou de perte d’un parent au cours de l’enfance est fréquente chez les patients souffrant d’un trouble de la personnalité limite. […] Les patients présentant ce trouble ont des difficultés à contrôler leur colère et éprouvent souvent une colère inappropriée et intense. »[1] Une mauvaise gestion de leurs émotions poussent les personnes atteintes de ce trouble au passage à l’acte, contre eux-mêmes ou contre autrui, sans sortir de la réalité. La personne est consciente de ce qu’elle fait, son discernement n’est ni aboli ni altéré. Un diagnostic qui fait froid dans le dos…

Mais le coup de grâce vient sans doute de l’expert psychiatre, qui a examiné Bruno M peu après son arrestation. Son témoignage a été assez court (15 ou 20mn) mais très précis et assuré. Selon le médecin, Bruno M lui a relaté les faits de la nuit du 24 juillet 2021 dans les détails, avec beaucoup de calme. Cela tranche avec ce qu’il a l’habitude d’entendre, à savoir des récits brouillons et confus, omettant souvent les détails les plus graves – et les plus importants – car les mis en cause sont dans un état de choc qui ne leur permet pas d’avoir une vision claire de ce qui s’est passé. Bruno M n’est pas choqué ; il reconnait les coups de couteau, mais parle de violences plutôt que de tentatives de meurtre, et il dit déjà qu’il n’a fait que se défendre contre des « agresseurs » (qui n’étaient pas armés, mais lui maintient le contraire). L’expert n’a décelé aucun problème de nature psychiatrique. Il dit que Bruno M lui a parlé de stress post-traumatique, mais il n’en a pas les symptômes, comme la dépression ou la névrose. Il ne présente pas non plus de psychose, de délires ou d’hallucinations. Le médecin confirme donc que l’accusé était parfaitement dans la réalité au moment où il a commis les actes, et écarte l’irresponsabilité pénale, mais il demande une injonction de soins pour « circonscrire son extravagance ». Il confirme que Bruno M est colérique et intolérant à la frustration. Il parle même de traits psychopathiques : il est antisocial, agressif, a du mal à créer des liens, montre peu de remords, et se victimise. Comme sa collègue psychologue, il pense qu’il est réadaptable, mais pas sans un sérieux suivi psychologique, car il n’a même pas encore pris conscience de la gravité de ses actes, ce qui ne laisse rien présager de bon pour son avenir…

[1] Dr Mark Zimmerman, psychiatre, spécialiste de l’anxiété, de la dépression et des troubles de la personnalité. Le Manuel MSD, Septembre 2023. Lien vers la source : cliquez ici

La lame de la discorde

L’un des éléments centraux de ce procès pour tentatives de meurtre, c’est bien évidemment l’arme du crime. D’après les nombreuses images vidéos prises le soir du crime, on peut clairement voir qu’il s’agit d’un couteau de cuisine de 20 à 25cm. On n’a jamais retrouvé ce couteau ; Bruno M dit l’avoir jeté dans le lac Léman juste après s’en être servi contre les trois victimes. Ce qui interpelle, c’est la raison qu’il invoque pour s’être débarrassé de l’arme : à l’expert psychiatre, il dit qu’il a jeté le couteau « pour qu’il ne soit pas réutilisé » – mais par qui ? Et a la barre, il dit qu’il l’a jeté « pour éviter que ça se retourne contre [lui] ou de continuer à faire n’importe quoi ». Cela confirme à mon sens qu’il avait pleinement conscience de ce qu’il faisait à ce moment-là, et qu’il a agi de manière calculée et rationnelle quand il a fait le choix de se débarrasser de l’arme dans l’eau, c’est à dire dans un endroit où soit on ne la retrouverait pas, soit il serait très difficile de prouver qu’il l’avait manipulée.

On ignore également d’où vient cette arme. La famille M au complet a soutenu qu’ils n’avaient pas vu Bruno M partir de chez eux avec un couteau, et qu’ils ignoraient qu’il en avait un sur lui. Certains sont même allés jusqu’à nier – contre toute évidence – avoir vu le couteau dans la main de Bruno M alors qu’il était en train d’attaquer Théo, Dylan et Anthony à quelques mètres d’eux. Sur une vidéo filmée par un utilisateur de SnapChat et présentée lors du procès, on voit clairement Bruno M se lancer à la poursuite de Dylan avec la lame à la main, et on entend sa mère qui hurle « Oh mon Dieu il va le tuer ! » Lorsque qu’on fait visionner cette vidéo aux parents de Bruno M, ils tenteront de dire que c’était seulement une expression, comme ça se dit souvent à Marseille, mais qu’ils ne pensaient pas réellement que leur fils allait tuer quelqu’un. A mon sens, ces parents se sont retrouvés dépassés par des évènements qu’ils ont eux même contribué à déclencher : ils ont tous les deux un tempérament de feu, ils se sont sans doute disputés avec le groupe de jeunes à cause d’une bousculade, mais ils n’avaient pas perçu à quel point leur fils était perturbé et dangereux ; et quand ils ont vu la situation déraper, ils ont paniqué et agi de manière désespérée. Encore aujourd’hui, ils le défendent du mieux qu’ils peuvent, et on sent qu’il y a derrière cela un réel sentiment de culpabilité de n’avoir pas vu venir le danger.

Pour en revenir à l’arme, Bruno M lui-même dit qu’il n’est pas parti de chez lui avec mais qu’il l’a trouvé à la fête foraine – mieux, qu’il est « apparu » de manière providentielle, pile au moment où il se faisait attaquer par le groupe de jeunes et que sa vie était en péril. Mais lorsqu’un témoin viendra dire qu’il a entendu Madeleine ordonner à son fils de les « planter » (ce qui n’a pas pu être prouvé), il dit qu’elle n’a pas pu lui dire ça car « elle ne savait pas qu[‘il] avai[t] un couteau ». Cette phrase, prononcée le dernier jour du procès, marque un tournant car elle confirme que Bruno M a menti et qu’il avait bien un couteau sur lui lorsqu’il est parti à la fête foraine ce soir-là. Et qu’effectivement, sa famille n’était sans doute pas au courant. C’est également à ce moment-là que le côté le plus sombre et inquiétant de sa personnalité se révèle, car on a du mal a comprendre qu’un jeune homme de 25 ans, qui va à une fête foraine avec sa famille (dont un enfant de 9 ans), trouve normal d’emporter avec lui un énorme couteau de cuisine sans raison particulière. Et de s’en servir contre trois personnes dans les minutes qui suivent l’arrivée de la famille à la fête foraine, pour une simple bousculade. On se dit que n’importe qui aurait pu être victime ce soir-là, et que ça pourrait nous arriver aussi, et cette pensée fait froid dans le dos…

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Le procès

Pendant son procès, qui s’est tenu sur quatre jours en décembre 2024, Bruno M a offert une prestation à la fois navrante et effrayante. Il passe la plupart de son temps les bras croisés, la tête baissée et les yeux fermés, comme s’il dormait, et quand il s’ennuie trop ou qu’on ne s’intéresse pas assez à lui, il soupire bruyamment ou fait des commentaires entre ses dents – la Présidente le reprendra plusieurs fois à cause de ça. A chacune de ses interventions, il s’entête à dire qu’il a agi pour se défendre face à des agresseurs armés. S’obstinant à nier les évidences, il s’empêtre dans ses contradictions, et quand on le met face à la réalité des faits, il s’énerve. Fidèle au portrait que les experts ont brossé de lui, il minimise les faits, se permettant même de dire aux victimes avec désinvolture « J’ai le même âge que vous, moi aussi j’aime la vie et faire la fête, on aurait pu être copains » ou « Vous n’avez rien à craindre de moi, ce qui est fait est fait ». Des déclarations mal perçue par ces garçons traumatisés, qui ont fait preuve d’énormément de courage pour faire face à leur agresseur pendant ces quatre jours, et qui n’ont jamais reçu la moindre excuse sincère de sa part.

Comme explication à ses gestes meurtriers, il mentionne les deux tentatives de meurtre à son encontre : « C’était un réflexe, je suis vif, vous savez ce que j’ai vécu, c’est comme ça » ou encore, à propos de l’agression de Dylan « Il m’a mis un coup alors je lui ai donné un coup de couteau, c’est automatique ». Quand on lui demande pourquoi il a répondu à un coup de poing par un coup de couteau, il répond juste « Je l’ai frappé avec ce que j’avais dans la main ». Sous-entendu, il aurait pu le frapper avec n’importe quoi, mais malheureusement pour Dylan, à ce moment-là, c’était un couteau de cuisine… En résumé, Bruno M a reproduit sur d’autres ce qu’il avait lui même vécu, mais dans un contexte complètement différent : lui avait été ciblé en représailles d’un vol qu’il avait commis – une histoire de voyous – tandis que le motif de l’agression de Dylan, Théo et Anthony est beaucoup plus léger, voire ridicule comparé à la violence de la réponse.

Bruno M se défend donc mal, et il n’est pas aidé par son avocate, Me Tabani, qui émet un doute sur l’intention de tuer de son client et tente de faire commuer le chef d’accusation en violences volontaires. Elle rappelle aux jurés que ce doute doit profiter à l’accusé, ce qui parait presque insultant pour les victimes au vu des nombreux témoignages d’experts qui ont déclaré que les trois victimes avaient été frappées dans des zones vitales et auraient dû mourir… Elle aussi minimise les faits, en disant c’est une bagarre qui a dégénéré et non une tentative de meurtre, et que ce genre d’affaire se juge normalement en correctionnelle et pas aux Assises. Puis elle enchaine en émettant l’hypothèse que le chef d’accusation a été soufflé par les avocats suisses des victimes, insinuant par là même que la justice française ne serait pas indépendante…

En mettant l’accent sur la bagarre qui a mal tourné, elle en profite pour incriminer les victimes : eux avaient bu et fumé un peu de cannabis, donc leurs témoignages ne sont pas fiables, tandis que la famille M venait d’arriver et n’avait rien consommé, ce qui signifie automatiquement qu’on peut prendre leurs témoignages comme parole d’évangile… Sauf que les blessures des trois garçons, elles, ne mentent pas ! Une fois de plus, eux et leurs proches ont du faire preuve de beaucoup de courage pour encaisser ces attaques non justifiées et humiliantes de la part de cette avocate qui, à mon avis, s’est égarée complètement dans cette plaidoirie qui victimise son client et blâme les victimes, en dépit des évidences et du sentiment général qui se dégage du procès.

Heureusement pour eux, les victimes avaient à leurs côtés un excellent avocat, un ancien Bâtonnier du barreau de Genève, Me Spira. Méthodiquement, celui-ci reprend les témoignages et les preuves présentés pour démontrer que 1) Bruno M est bien venu à la fête foraine avec un couteau, et qu’il ne l’a pas trouvé sur place comme il le prétend, et 2) qu’il a bien eu l’intention de tuer vu le calme avec lequel il frappe ses victimes une à une, uniquement dans des zones vitales. Il met en avant la noirceur de Bruno M, qui contraste avec l’humanité de ses victimes. Il décrit l’accusé comme très énervé, prêt à exploser, qui ne sait pas gérer ses émotions. Il dit que ce soir-là, Bruno M était parti à la chasse, pour tuer. Pour l’avocat, il n’y a aucune prise de conscience de sa part, et « encore aujourd’hui, le chemin n’a même pas encore été entamé » par rapport à ses victimes. Quant à celles-ci, elles tentent de se reconstruire comme elles peuvent après ce drame qui a bouleversé leurs vies à jamais, tout en gardant une pensée pour Bruno M et sa famille ; Me Spira relatera que Théo « se rend malade » à l’idée de causer de la détresse à la famille M et de gâcher la jeunesse de Bruno M en l’envoyant en prison. Une humanité qui ne fait que contribuer à les rendre attachants, et à vouloir que justice leur soit rendue comme il se doit.

Du côté de l’Avocat Général, la messe est dite. Dans une très belle plaidoirie, il reprend l’imagerie de la guerre pour rappeler le passé judiciaire de Bruno M et son implication dans le trafic de stupéfiants : « Oui c’est une guerre, mais vous avez choisi cette guerre ». Il ajoute que « celui qui vit par le glaive, périra par le glaive » : Bruno M s’est laissé happer dans un monde d’ultraviolence, et cette violence est devenue partie intégrante de lui. « La violence, vous la vivez dans votre chair », dit-il en référence aux deux tentatives de meurtre et aux nombreuses cicatrices qu’elles ont laissées. « Quand il [Bruno M] est dans la violence, il est dans son monde, il gère. » L’AG ne nie pas le vécu traumatique de Bruno M, mais il juge qu’il avait les moyens de s’en sortir et qu’il ne l’a pas fait. « Vous faites preuve d’une incroyable résilience mais aussi de dureté vis à vis de vous-même. […] Il y a des jeunes qui arrivent à se sortir de ce milieu, pourquoi pas vous ? »

Reprenant sa métaphore guerrière, il cite l’Iliade comme l’un des textes fondateurs de notre civilisation, mais également comme un exemple de violence absolue. Il parle d’Achille, l’un des héros de l’Illiade, qui fut si violent et sans pitié que les dieux ont du intervenir pour l’arrêter. Et il conclut : « Ce soir-là, vous avez été Achille. » L’AG se dit convaincu de l’intention homicide, qui est « la rencontre entre une arme létale et une zone vitale », ce qui a été le cas pour les trois victimes. Il requiert 25 à 28 ans de prison – une peine plus ou moins égale à l’âge de l’accusé – et pour enfoncer le clou, ajoute qu’il ne croit pas à sa réinsertion au vu des résultats des expertises et de son comportement tout au long du procès. Des réquisitions élevées, mais qui rassurent les parties civiles – et les membres du public présents lors du procès, qui ont pu constater par eux-mêmes l’attitude désinvolte voire déconnectée, et la personnalité inquiétante de l’accusé.

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Le verdict

Après cinq heures de délibérés, la Cour d’Assises d’Annecy a condamné Bruno M a 24 ans de prison assortis d’une injonction de soins de 7 ans. A l’annonce de sa peine, Bruno M sourit. Il a les mains derrière le dos, et il agite les épaules de droite à gauche, d’abord doucement, puis de plus en plus fort. Je le regarde et je comprends qu’il va se passer quelque chose ; et soudain, il explose. Alors que la Présidente continue de lire le verdict, il se met à hurler comme un fou en tapant contre la vitre du box et en se jetant sur le côté. Les trois gardiens présents avec lui dans le box, prévoyants, s’étaient positionnés autour de lui et le maitrisent rapidement. Alors qu’ils tentent de le faire sortir du box, Bruno M se débat et crie à l’adresse des victimes « Sales fils de p*tes ! Jamais je ferai 24 ans pour vous ! Je vais vous n*quer vos mères ! », le tout accompagné d’un signe d’égorgement. Les gardiens finissent par réussir à le faire sortir et l’enferment dans une cellule à l’extérieur du box. On l’entend encore hurler et taper contre les barreaux pendant plusieurs minutes.

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Dans la salle, c’est l’effarement. Pendant sa crise dans le box, la famille de Bruno M s’est levée et a quitté la salle, tête basse, sans un regard ni un geste pour lui. En ce dernier jour du procès, ils avaient amené avec eux le petit dernier de la fratrie, celui qui avait 9 ans à l’époque at qui avait été traumatisé par la rixe à la fête foraine. Quel triste spectacle il s’est à nouveau vu infliger… Du côté des parties civiles, Anthony et Dylan se sont effondrés en pleurs, soutenus par leurs mères qui n’en mènent pas large non plus. Théo a le regard fixe et ne bouge pas, comme s’il venait de voir un fantôme. Et en réalité, c’est exactement ce qu’il a vu : la perte de contrôle de Bruno M, ce déchainement soudain de violence, ce regard noir, c’est ce qu’ils ont vu tous les trois le soir du 24 juillet 2021, et qui a failli leur coûter la vie. Pour eux, le chemin est encore long vers la guérison. Et pour leur bourreau, il est encore long jusqu’à la rédemption. Et je ne sais pas si la prison, les psychologues, les mères et les prières auront suffisamment de pouvoir pour que chacun y parvienne…

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